Réunion de famille au château... Y a du changement dans l'air...

Chuuuut! On tombe en pleine réunion de famille en ce vieux château… Il y a du changement dans l’air… 

                                                                                          



 

 

"Regroupant les forces vives de la fratrie, décision est prise d’exploiter en famille.  Belle affaire! En comité restreint, on se promet de consentir à tout, par avance. Lâchant son bloc-notes, l’un dit même, que, finalement, les loisirs…c’est souvent ennuyeux! Devant le portrait d'un aïeul, chacun fait voeu de respecter ses promesses. S’il le faut, de sceller ce pacte dans le sang bleu, tout bouillonant de l’allégresse de l’annonce du jour nouveau. Même le labrador de la maison semble se rallier à cette aura de bonheur imminent. Il frétille de la queue à tout va dérangeant l’ordre des guéridons. Il a même fait tomber une petite statuette en biscuit. Son maître en inspecte les morceaux affirmant, péremptoire, qu'elle a déjà été recollée. On gourmande à peine le toutou, puisqu’il paraît soutenir le projet. On s’embrasse, on se félicite... On se dit que tout le monde est soudain troooop gééééniaâââââl!

L’un, l’avant dernier, qui sottement, doutait encore, se décide finalement à rentrer en ce giron prévisionnellement fastueux. Comme preuve souhaitée de son implication définitive, il appelle sa boîte de consulting. Devant tous, en live, il remet sa démission. Puis, de ses mains fines et blanches, il défait son nœud de cravate, tout un vidant un grand verre de lait, histoire d’encaisser le coup. Son épouse maugrée dans un coin, tapotant son poudrier armorié d’un doigt rageur. (Elle a toujours détesté l’endroit...) Finalement, tout le monde s’aime, fait des propositions dont les prétentions sont vite rabaissées: «Au début on va commencer petit, comme çà si çà marche pas on aura pas trop de mal à faire marche arrière» Puis, tout à trac, à cette heure tardive, ils répondent en coeur au pari insensé de la plus jeune, légèrement hystérique: voir tout de suite leurs futurs locaux au clair de lune... 

Foin des cannes et Burberry! Ils sont bien vite au perron... 

De sa fenêtre, la cuisinière hausse les épaules; elle allume l’éclairage du perron. Certains courent. Juste à droite de l’entrée, passé les boulingrins (qu’il faudra abattre pour agrandir le parking), voilà enfin l’éden promis, le temple futur de la réussite assurée! On fait des grands pas pour mesurer, on dérange une chouette; elle prenait le frais à l’étage, sur l’appui de fenêtre sans vitre, en attendant que la troupe, qu’elle avait vu venir, déguerpisse de chez  elle. La lampe torche rend l’âme. On rigole. Sur le chemin du retour, ils hument la liberté, chacun mesurant secrètement tout ce que cela représente pour lui. Elise et Anne-So, qui s’évitaient copieusement hier encore, se donnent le bras, en futures associées rayonnantes. Bien vite, on se distribue de nouveaux titres; Charles-Antoine prendrait la compta, tandis qu’Alienor embouteillera. Sa soeur cadette hésite entre VRP et... mais déjà, son frère  l’interrompt, revendiquant ce poste. Soit ! Elle recevra les clients directs. Et Louis-Jean? Allez quoi…Sentant bien qu’on l’a oublié, on lui fait un gros bisou ! On verra…peut-être responsable du nettoyage? ! «Waouww !…Merci» , fait-il, fou de joie, en sautillant dans une flaque d’eau vaseuse. 

Déjà, il s’en va repérer son futur local, là, tout au fond de la ruine, près d'un gros tas de pneus usagés. A son approche, un gros rat s’enfuit en bondissant. Ils rentrent enfin au bercail historique, trempés, la chemise légère ruisselante sous l’averse d’avril qui ne s’est calmée qu’au perron.

 

   Une cidrerie artisanale... Voilà ce qui manquait à leur bonheur!

 

Pendant ce temps, l’oncle Adhémar, qui jusque là, tenait le château tant bien que mal, est resté seul, planté devant son plat de nouilles froides. Tracassé à l’extrême, se promettant, poings fermés, de ne plus descendre du 1er, de s’y cantonner avec son chat. "Qu’ils vont bien voir" si l’on perdure en cette intention trop bourgeoise à son goût… Enfin, à peine calmé, se lissant la moustache devant un portrait d’ancêtre, il chuchote à demi:

 

«Nous, les Montignac de Clémolette, vendre du poiré… Mon Dieu!» 

 

Il s'est enfin rassis. Songeur, il tête le bout de sa pipe froide. Un gros matou borgne ronronne entre ses jambes. On dresse la table. En proclamant cela, il a levé les bras au ciel, agrandissant, sous l’aisselle gauche, la déchirure de sa veste au velours élimé. Il aurait même dit "crotte". Les deux plus petites sont menées prestement à leurs lits. L’une est en larme. Le temps se couvre. Un volet claque. Dehors, la pluie s’est remise à frapper les hautes vitres. Sa bru ranime le feu de cheminée; le puîné se touche le coude. Il y tripote distraitement  le rond de daim décousu. Quand la porte de l’office s’ouvre, on perçoit le son criard du téléviseur, résonnant dans le grand couloir glacé: «voyelle, consonne, voyelle, voyelle, consonne…»  A l’apéritif, c’est à peine si le patriarche en voie de dépossession adresse courtoisement la parole aux siens. La lippe mauvaise, l’œil assassin, pour l’instant il se tient sur ses gardes. D’émotion, la cadette a brisé un verre. Il s’en fout. Fait rare, par deux fois, il vient de reprendre du Brandy. A cet instant précis, sa fille aînée a plongé ses yeux bleu pervenche dans ceux, bleu gris, de son noble mari. En vain, cherchant là, silencieusement, son éventuelle désapprobation, elle se dit  que tout cela est insoutenable. Pauvre Oncle! Anne-Sof aussi voudrait compatir… Se lève, puis se rassoit, bouche cousue! Son voisin lui tend sa serviette qu’elle néglige depuis le  début, abandonnée à ses jolis pieds. (Chaussés par Louboutin) Le fils aîné baisse les yeux. Il est tout prêt de renoncer, quand,… du dessous de la table, sa grande sœur, ex véto divorcée pour petits animaux de compagnie, vient du bout du pied (qu’elle a grand) lui  rappeler sa promesse. Elle a si peu heurté l’un de ses aristocratiques tibias qu'il grimace à peine. En tout cas, il n'a pas sursauté.  Le maître de céans rompt enfin le silence, faisant là une dernière tentative :  il accepterait de prolonger la visite du domaine en octobre… disons jusqu’au 20, pas d’avantage… Grand silence gêné, puis, après une ultime argumentation qui s’est bornée à déposer sous ses yeux une pile impressionnante de factures impayées, de guerre lasse, il semble à nouveau abandonner la partie. Chassant rageusement le félin ronronnant de ses genoux cagneux qu’il recroise, il fait mine de réfléchir. Sa moustache frémit. Pierre-André, chemise ouverte, se sèche devant l’âtre paresseux. Le patriarche ferme les yeux, puis rallume sa pipe. Il ne dit rien. Il voit cette noble cabale s’organiser peu à peu. L’employée de service, la plus âgée du lieu, s’attelle d’avantage à son office, en tout cas, bien plus que d’habitude. Oreilles tendues, nez au vent, elle musarde autour de la grande table qu'elle débarrasse lentement.  Ce matin elle a même pleuré! La dernière fois, c’était en 42, quand son mari quitta le château entre deux uniformes vert-de-gris. L’aïeul se sent trahi, coincé ; il ne s’est même pas resservi de clafoutis… c’est assez dire que plus rien ne peut le distraire du drame qui se prépare. C’est la fin. En une dernière tentative héroïque, devant tous, il se rend solennellement devant l’illustre, son grand père, le marquis, dont le grand portrait richement encadré trône au-dessus du buffet Henry IV où le dernier entremet a fondu. Il décrit son blason à ses jeunes descendantes qui sont réapparues sans permission, profitant malicieusement de l’accalmie. Sentant bien que quelque chose d’historique est là en train de se dérouler, pour une fois, on a laissé faire. Le vieux comte détaille les armes de son ancêtre comme s’il les découvrait. Comme personne ne suit l'exposé, il se rassied bientôt. Posant son auguste derrière comme un sac de pommes de terre sur une antique balance, son air se renfrogne d'autant. Emballez, c’est pesé! Il aura vainement tout essayé...

La vieille horloge sonne tristement. Marquant un léger temps d’arrêt, elle reprend son lourd tic tac métallique, paraissant révéler que sa dernière heure a sonné. Serait-ce déjà la fin de cette joute glaciale, où, parfois, seul le temps qui passe délimite le vainqueur? La cuisinière débarrasse la porcelaine armoriée, promet une demi- orange aux jumelles si elles regagnent bien vite leurs lits. Elle pose un chandail sec sur les épaules nues du plus jeune, scotché devant le feu qui s’éteint. D’un bond, son grand frère se lève; il songe que sans ce projet, il terminait ingénieur l’année prochaine!

"Quelqu’un a une cigarette?" Sa tante lui tend son paquet. « Tiens, tu fumes toi?!… » Puis, ce neveu préféré du chef de meute s’en approche à pas de loup, risque une main sur son épaule, puis, sentant bien qu’il dérange, s’éloigne en tirant nerveusement sur sa clope, qu’il éteint bien vite, en toussotant. L’ex avocat regarde ses chaussures pendant que sa femme, roturière de renom (qui déteste leur atmosphère de "neuneus attardés") se remaquille distraitement, considérant un coin du grand miroir. Quand, brisant ce silence glacial, la sonnerie d'un portable retentit dans la haute pièce, elle se retourne prestement. On prie l’interlocuteur d’appeler plus tard,… bien plus tard.

Après l’énumération de tous les dangers représentés par le projet des siens, vaguement cafardé par un vieux notaire... qu'ils n'ont pas choisi pour faire établir les statuts de la nouvelle société, le vieil oncle quittera la pièce en marmonnant que X va se retourner dans sa tombe, que tout cela sera cause de grands malheurs… Qu‘il n’a plus qu’à mourir! Son chat miaule derrière la porte. Il a failli le décapiter en la refermant vivement à son museau. Le reste de la dynastie se guette du regard, l’air compassé, dubitatif. Puis, progressivement, sentant bien que l’ambiance n’y est pas, que tout cela est bien trop compliqué, certainement risqué, que finalement,…"on" n’y arrivera pas… ils abandonnent peu à peu, à demi résignés, ce mirifique projet brassicole. Chacun à son tour finit de le détricoter citant, en tout premier, tout ce qui en découle pour sa petite personne. Et quand l’un résiste (à peine), il s’en trouve un autre, prompt à lui clouer le bec d’un: «Tu as pensé à l’oncle? Tu cherches sa mort? C’est cela?…Mais dis-le?! ». Diantre, pour un peu, on en viendrait aux mains… 

L’avocat se réveille, appelle un de ses associés : «Alors? Quoi? Je t’ai bien eu, hein avec cette histoire de pommes, hein? Quoi? Hein?…Ah! Ah ! Ah!,… Allez!…A demain ! Quoi?».

S’amusant de plus en plus de ce renoncement pathétique, son épouse, qui ne boit jamais, entame une seconde bouteille de Pécharmant : «Il est bien ce petit vin! » Peu après, elle se marre toute seule, vautrée dans le sofa, jambes par dessus l’accoudoir. En s’y installant, elle a même viré les chaussures en balançant ses pieds devant elle d’un coup sec! Tout en se rhabillant, Charles-André, à peine dépité de ce revirement spectaculaire, rappelle frileusement son ami Hughes qu’il négligea bêtement tout à l’heure… Après s’être longuement concertés, le chouchou du vieil oncle est désigné comme leur messager officiel. Il quitte la place aussitôt, impatient d’annoncer «la bonne nouvelle» au patriarche retranché. Il manque par deux fois de chuter dans l’escalier, dont il emprunte quatre à quatre les longues volées en bon bois de chêne. Elles brillent dans la pénombre, abondamment cirées. D’en haut, le vieil homme l’a déjà repéré. Prestement, il fait mine de rentrer en ses appartements… L'instant d'après, ayant entendu le motif de cette intrusion, il lui donne une tape sur l’épaule comme on le fait avec son cousin chirurgien quand il a brillamment réussi votre opération de l’appendicite! Inutile de lui dire, il sait déjà… Se rendant compte qu'il feint mal la surprise aux yeux de sa jeune descendance, il prend alors des airs presque désolés. Le lendemain, sous un ciel bleu délavé, d’imbuvables mondains viennent en voisin, retour de chasse. La conversation va bon train, quand soudain, l’un d’eux lâche  snobement: «vous saviez que les Rochemartin vont ouvrir leurs haras au public pour la fête de Saint-Jean?…Hiuh hiuh houh bouh bouh! Quoi?». Comme tous désapprouvent, l’air pincé il ajoute même: «Tiens, pourquoi ne pas servir aussi du cidre en tutu tant qu’ils y sont!»

Là, seul l’oncle Adhémar a rit de bon cœur...

Cela résume en fait tout le challenge: tenir compte du passé pour créer l’avenir. Un château connaît beaucoup d’époques et de transitions pendant sa longue vie et pas seulement architecturales...  Il s’agit de toutes les réussir, de passer ces caps avec plus ou moins de bonheur, génération après génération. Ce vieil aristocrate n’a pas su s’adapter. Depuis un temps, à bout de tout déjà, il tenait gentiment les lieux où plus rien ne se passait. Bon an mal an, pour que rien ne change, sans le dire, il dévalisait peu à peu sa cassette personnelle. Tenir quelques mois encore, une année peut-être…Jusqu’à son trépas, au moins! Ce vaste domaine, hérité de son père, rencontre pour la première fois d’importantes difficultés de trésorerie. 

Le soir, dans l’aile ouest de son repère, sur un petit bureau qu’il ne peut vendre, car on y signa l’acte d’achat du château, il refait ses comptes, réajuste en quelques mauvaises colonnes raturées le produit de maigres rentes. Changeant la virgule d’un nombre qui le contrarie, il espère réussir son bilan par l’apport de l’un ou l’autre numéraire provenant de la vente d’un bois, d’une basse futaie, là-bas, tout au bout de la propriété et qu’on lui promit de régler dans le mois… Puis, posant ses binocles sur son carnet griffonné, il se souvient… Son esprit baguenaude, sa mémoire balaie les siècles… Il se revoit, jeune homme, au retour de la grande guerre, accueillit au perron par le personnel en rang d’oignon. Et son père au beau milieu, l’invitant déjà dans sa superbe Bugatti royale à faire le grand tour, par le Fosty. Fier de ce fils, de cette propriété qu’il pourrait un jour lui léguer, l’aîné, lui, n’étant jamais revenu d’une mauvaise tranchée de Verdun. Puis, las, il reconsidère une nouvelle fois quelques additions, une tombée abyssale dans l'enfer de sa compta dans le rouge, où il lui sembla avoir négligé 100 francs au poste des visites historiques… A sa descendance, revenant là le dimanche, troupe joyeuse saluant du perron sa fenêtre éclairée, il n’a tout d’abord rien voulu dire. Parfois, il fait un signe derrière la vitre, tentant, malgré tout, d’accrocher un sourire à sa triste moue. A leur départ, dimanche soir, il dira encore : «Alors les Parisiens? On déserte déjà? » Plus tard, fermant ses volets, la main sur l’espagnolette finement ouvragée, songeur, il jaugera une dernière fois son parc endormi. Il ne voit pas les herbes folles qui l’envahisse peu à peu. Au loin, il croit percevoir le retour des piqueurs. Pour un peu , au milieu de la meute, il distinguerait le marquis tenant fièrement son trophée de grande vénerie. Dans le ciel, aussi bleu que ses yeux, un avion de chasse virevolte bruyamment. Ce soir là, comme depuis un petit siècle, il se couchera là où moururent ses ancêtres. Dormant mal, réveillé au petit matin par l’intrusion à peine annoncée de sa vieille gouvernante. Elle se tient dans l'antichambre, teint livide, souffle court. Entre ses mains tremblantes, la carte d’un visiteur qu’on n’attendait pas: 

 

                   "Maître Jacques ANBRIEUX, huissier de justice"

 

Tenir à sa génération, comme les précédents le firent à la leur, avec plus ou moins de bonheur et sans trop démériter. Voilà, de nos jours, la préoccupation journalière d’une bonne moitié des châtelains d’Europe. J’entends souvent dire que, placé dans une bonne banque, ce capital historique permettrait une toute autre vie, en tout cas, à un rythme différent, et où il n’est plus obligé d’accourir tout angoissé, de nuit, parfois, pour m’entendre douloureusement décrire un drame d’assez d’importance, que cette fois-ci, l’on n’aura pas pu éviter..."

 

In "Histoires de lieux d'Histoire".

 

Gary d'ELS.

 

 
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