Premier pas dans la fonction de régisseur de château...





"De l'une des hautes fenêtres gelées d'un vaste domaine princier, je ne quittais plus des yeux la voiture familiale s'éloignant peu à peu de l'historique demeure où l'on me conduisit alors. Je revois ses volutes de fumée noyant le bout de la grande allée blanchie par ce glacial hiver de 1971. Bientôt, de cet équipage, il ne resta nulle autre trace que deux loupiotes rouges qui brillaient au loin, en ce jour finissant...

Pour la première fois de ma vie, je me sentais bien seul, loin de ma famille, de mes amis, face à un vieux seigneur au visage poudré «à l'ancienne.» Il avait assez les airs de l'acteur Jean Gabin, quoique de taille plus réduite. En fils de bonne famille, je connaissais déjà ses glorieux titres, mais aussi son caractère mordant et sa dureté de coeur. A la vérité, il dirigeait sa maison d'une main de fer, présidant aux alliances de son aristocratique parentèle qu'il logeait tout exprès dans les communs, sans que celle-ci n'ait rien à y redire. Où plutôt, en la privant de solliciter ce qu'elle aurait de toute façon eu grand mal à lui formuler ! Comme mâle puîné, et selon les codes de la noblesse, il avait tous les droits, mais aussi tous les devoirs. Et, croyez-moi, il ne fallait pas négliger ce qu'il revendiquait par la naissance et qu'il s'appliquait à lui-même!

Ainsi, un jour que nous revenions de Paris par la route et que les pandores s'étaient mis en tête de contrôler son divin carrosse, de l'arrière, par la vitre, il avait annoncé à leur intention : «Messieurs, faites vite, à mon âge, on ne contrôle plus rien!» M'est avis que ces motards de la police se demandent encore aujourd'hui comment ils devaient prendre son avertissement!

Par ailleurs, il se disait que ses inspections étaient craintes à l'extrême; spécialement celle des cuisines où tout ce qui lui semblait trop dispendieux était remballé immédiatement et renvoyé sine die aux fournisseurs trop empressés. De même, un dimanche-soir, ayant surpris un fruit quelconque dans le bagage d'une nièce qui quittait le château pour son pensionnat, il trouva tant à redire à la cuisinière qui essayait de défendre sa petite protégée qu'elle finit par se voir congédiée sur-le-champ!

En grand comme en petit, sa légendaire pingrerie l'avait amené à tant d'artifices pour ne pas délier les cordons de sa bourse, qu'il ne fallait plus songer qu'à le nommer du doux nom d'Harpagon! Ca tombait bien, je venais de terminer «l'Avare» du grand Molière! Mais, je ne crois pas que ce soit mes lectures qui décidèrent mon paternel à me confier à ses bons soins. Entre militaires, ils avaient de longue date concocté un programme censé faire de moi un bon petit soldat, non un poète, un vagabond!

Pour l'heure, l'altesse me toisait longuement des pieds à la tête; marmonnant entre ses lèvres mangées par d'épaisses moustaches. Par moments, l'air bougon, il les lissait en me dévisageant, cherchant sans doute de quel bois j'étais fait. Puis, d'un coup, l'air désabusé, il me lâcha : «j'ai beaucoup d'estime pour votre père, tâchez de ne pas le décevoir... ni moi-même, surtout !» Du haut de mes presque dix-huit ans, je lui rétorquai :

"Monseigneur, si telles étaient mes intentions, il ne m'aurait jamais conduit ici" -

"Tant mieux, fit le prince, j'exècre le temps perdu et les désobéissances!"

Ne réussissant pas même à se montrer aimable, m'entretenant de mille choses étranges, de préceptes éculés ou de recommandations tatillonnes, il débuta mon apprentissage en m'entraînant d'un salon à l'autre. Plus majestueux qu'un précédent, à chaque fois, j'en découvris toute la somptuosité, m'émerveillant devant de rares objets encombrant les vitrines bordées d'or, d'ivoire et de grenats précieux. Plus loin encore, j'eus droit au descriptif détaillé des tableaux de ses prestigieux ancêtres dont certains ne m'étaient pas inconnus. On ne trouvait là que grands noms de la haute noblesse européenne, qu'ambassadeurs aux habits chamarrés, qu'évêques et magistrat en toges rouge vif. A force de les passer un par un en revue, leurs fiers regards semblaient me chuchoter: «Courage! Nous on ne peut plus rien pour toi, on est morts depuis trop longtemps» Puis, progressant sans m'attendre, plus loin, je vis mon guide s'arrêter net devant une vaste armoire encombrant un bon quart de l'office. Comme il en ouvrait largement les portes, je vis qu'elle contenait quantité de fripes poussiéreuses, bardées de boules de naphtaline. Se retournant vivement sur ma petite personne, il me fit tout à trac:«Allez jeune homme, à poil!» Le temps de m'en inquiéter, l'air qu'il montra dès après ne me permit pas d'ânonner un seul mot d'étonnement. Bien vite, je ne portai plus que ma chemise. Déjà, il me tendait un pantalon court comme ceux des golfeurs. Oh rien de ce que l'on voit sur un green bon genre. Celui-ci était tout rapiécé! De hauts bas (qui ne valaient plus rien), et une veste autrichienne dont l'aimable vert avait déteint à force d'ans finirent par former mon «uniforme» La jaquette était si élimée que ses poches ne lui servaient plus que de rabats flottants. Par chance, ces frusques d'un autre âge étaient à peu près à ma taille ! Inventoriant à nouveau ma personne, mi-amusé, il concéda: «Pressons, il est tard! Pour les chaussures, on verra demain!» Il me fit ranger mes effets sur la selle d'un cheval posée sur un tréteau plutôt branlant. Quand, y allongeant trop vivement mon blazer, je la fis choir au sol, le maître de céans se retourna vivement sur moi! Il y avait alors dans son regard le même air sévère que celui que je vis dans un tableau qui le représentait fièrement en uniforme de Vice-Amiral «Laissez cela, maladroit! Axel s'en chargera!» Peu après, j'appris que l'homme qu'il venait de nommer était son maître-valet. Parfois, il lui servait de chauffeur. ( Bien plus tard, celui-ci me confia qu'à son arrivée, lui aussi avait eu droit au coup de la selle qui glisse...)

A mes débuts, ce grand gaillard avenant eût pour moi toute l'affection d'un grand frère. Peut-être était-ce lui, qu'au début de la visite, mon père était allé saluer. Il me souvient qu'à son approche, il enleva si prestement son couvre-chef qu'il en oublia le paquet de tabac qu'il y retenait prisonnier. Le prince, qui interdisait que l'on fume, craignant partout quelque incendie, s'en était si vivement emparé que son employé ne se risqua plus à griller sa cibiche qu'aux abords immédiats du vieux puits... à sec!

Poursuivant, nous empruntâmes bientôt l'escalier d'honneur. Deux sculptures sur bois en garnissait richement le départ. Leurs flambeaux illuminaient à peine les premiers degrés tant leurs ampoules luisaient faiblement. Par moments, entre deux volées, l'hôte stoppait notre progression, tâtant du pied l'une ou l'autre marche qu'il faisait grincer à l'exact endroit où le bois ciré produisait son antique pleur. Il semblait écouter cette plainte comme celle d'un chant divin! Arrivé au sommet, dès le couloir d'étage, tout en battant prestement des mains, le maître rassembla bien vite le personnel. Chacun quittait sa chambre, s'en trop marquer d'étonnement. Sans doute, l'avait-t-on prévenu de ma venue? Bientôt, une petite dizaine de domestiques, saisonniers et dames d'ouvrages se tinrent là en rang d'oignons, comme des cierges, tout du long des murs de ces vastes parties communes. Quand le silence fut revenu, leur maître déclara, péremptoire : «Voici notre régisseur adjoint !» A ma vue, les plus âgés se mirent à rire sous cape. Je me souviens que la première chose qu'ils virent de moi fut un pied nu que je frottais vigoureusement contre l'autre, tentant ainsi de leur épargner la mordante froidure du carrelage armorié. En ces instants, je ne me doutais pas tout à fait que j'aurais à le fouler en tous sens six longues années de suite ! Ah c'est qu'il faut être bon marcheur en ces endroits-là!

Le temps passa comme celui de ma jeunesse...

Peu avant Noël, à l'époque où «Harpagon» décéda, il me fallut pourvoir à sa toilette mortuaire. Vers le soir, j'ouvris cérémonieusement la porte de ses vastes appartements, comme on s'apprête à pénétrer dans le saint des saints. Il gisait, livide, au beau milieu d'un vaste couchage, l'habit à peine dérangé. Je me mis à l'ouvrage sans attendre. A chaque effort que je tentais pour redonner un peu de gloire post-mortem à ce Grand d'Espagne, l'un des montants du baldaquin menaçait, penchant si dangereusement, si mal retenu à l'ensemble, de nous tomber dessus sans crier gare! En ces occasions, une antique tradition voulait que ce soit le Régisseur qui vêtisse et apprête le châtelain pour ses funérailles. Je m'escrimai donc à l'agrafage des médailles et rubans, enroulant autour de sa noble dépouille les riches cordons protocolaires propres à son rang d'altesse sérénissime. A cet instant, je n'avais pas tout à fait conscience qu'il était mort. Son visage reposé montrait les aimables traits qu'il pouvait furtivement laisser voir quand on l'avait bien contenté. Alors, il prenait quelque repos dans l'orangerie, finissant par s'endormir tout à fait, négligeant un ouvrage militaire qu'il posait, grand ouvert, à cheval sur l'une de ses cuisses. Je disposai un chapelet entre ses mains fines et glacées. Puis, comme il est d'usage, prenant bien soin de lui ôter bijoux et parements, je les rangeai dans un petit coffret nacré que je lui connaissais. En l'ouvrant, une petite musique jouait un air du folklore bavarois. En ces instants, l'entendre ne me fit pas plaisir.

Avant de quitter l'antre empuanti de chloroforme, j'adressai un dernier regard à l'auguste défunt, refermant là le livre de mon apprentissage. Porte close sur sa dépouille, deux doigts sur la poignée ouvragée, il me ressouvint alors de mon premier jour, de l'adolescent que j'étais alors, de la belle voiture anglaise de mon père, ronde et fumante, fuyant au crépuscule par la grande allée. Alors, sans que personne ne me vit, je me mis à pleurer doucement. Les larmes me vinrent si naturellement que je ne saurais vous dire ce que je regrettais le plus de ma jeunesse ou de cet homme auquel je devais tout. Revenu à moi, il me sembla qu'un ultime adieu s'imposait. Une dernière fois, je vins à ses côtés, et, tout en ajustant religieusement la précieuse lavallière qui ornait son col, de mes lèvres tremblantes, un mot imperceptible libéra mon coeur : «merci pour tout..., adieu monseigneur!»

Le prince est mort! Vive le régisseur!

L'avant-veille de son décès, il m'avait "adouber" en grande pompe. Enfin, le moment était venu! Le champagne pouvait couler! Certes, parcimonieusement, mais il avait été assez civil d'en prévoir. Tous m'entouraient de sollicitudes. Amusément, la dernière année, et tant qu'il ne s'adressait qu'à ceux du château, il m'appelait volontiers «le rugisseur». C'est, qu'à force, mon caractère s'était formé aux rigueurs du sien, aux responsabilités grandissantes.

Il pouvait partir tranquille, son «oeuvre» était faite! Mais, le poète n'a pas tout concédé de son emploi à celui auquel je me trouvai dorénavant prédestiné par ses bons offices!

N'empêche, en détails, il m'enseigna chez lui tout ce qu'il faut savoir de ma fonction. Un jour où tout avait bien sonné, il me fit don d'un appeau dès lors que je lui prouvai que je savais parfaitement m'en servir. Finement ciselé, l'un de ses bouts est recouvert d'argent massif. (Aujourd'hui, sur site et près de quarante ans plus tard, il pend encore à ma ceinture...)

Pendant tout ce temps, ses bonnes leçons furent par ma bouche prodiguée à une kyrielle de jeunes gens boutonneux qui, depuis, tiennent à leur tour de sages thébaïdes dont je sais tout, mais aussi l'âge exact et chaque prénom de leurs enfants. Mon vieux «professeur» ne s'en soucia jamais trop; à la vérité, il était d'un autre siècle, d'une époque où rien ne comptait plus farouchement que de transmettre ce que l'on avait reçu, jusqu'à sa propre mort. Les «autres» comptaient peu. Il ne se trouvait en ce temps-là personne qui ne se montra satisfait des écarts que l'on maintenait entre castes sociales; disons que c'était la tradition! ( Je déteste ce mot, or, toute ma vie, je me suis quelque peu attaché à la perpétuer malgré tout...)

Moi aussi, un vilain jour, je quitterai ces grands vaisseaux historiques... Une dernière fois, pendant un ultime orage, mon second m'éveillera, cheveux ébouriffés, air hagard, bégayant le détail de quelque incident plus ou moins grave au fin fond de la propriété, de l'autre côté du parc ou derrière les écuries. Alors, je m'habillerai à la hâte, puis, au perron, du clocher de l'église voisine j'entendrai sonner trois coups dans la bourrasque.

Je dormirai plus tard, bien plus tard...


In «
Histoires de lieux d'Histoire»

 Gary d'ELS

 

 

 

 
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